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DelphSei - les riches heures
27 juillet 2008

Cette timidité orgueilleuse

Qu'il est difficile de se mettre à un nouvel art : danser, chanter, dessiner, jouer d'un instrument, écrire !
Pour le dessin, il s'agit rarement d'un nouvel art. Qui n'a pas dessiné petit ? Mais beaucoup arrêtent, parce qu'il vient ce moment étrange qui voudrait que seuls ceux qui "dessinent bien" continuent de dessiner. Comme s'il fallait déjà "être bon" pour avoir le droit de faire. Quel paradoxe ! Et éternel débat pour savoir si l'art est don ou travail.
L'écart se creuse ensuite entre ceux qui dessinent légitimement (les admirer copiant les personnages de la dernière bande-dessinée à la mode, de la primaire au lycée - ou qui font de l'aart, avec force ombres et rehauts), qui dessinent, dessinent, et continuent de dessiner, et ceux qui se l'interdisent désormais, parce qu'ils ne sont "pas doués", c'est moche ce qu'ils font, ils n'y arrivent pas.

Alors que le dessin est comme le reste : il faut dessiner, dessiner, dessiner. S'y essayer, s'y atteler, s'y remettre encore. Assouplir le poignet, ajuster la vue, éprouver matériaux et supports, apprendre qu'il n'y a pas une manière de représenter les choses, découvrir les solutions trouvées par les prédécesseurs, artistes illustres ou camarade d'un jour (En cela, l'imitation n'est pas forcément à mépriser, car elle est exercice - on souhaite seulement que ne s'y cache pas trop manque d'audace - de confiance dans ses propres gestes et goûts - et de curiosité - qu'il n'y ait pas un seul imité norme unique de la manière dont les choses "doivent" se faire). Sans doute certains sont plus souples que d'autres, mais peut-être ont-ils aussi été admirés plus tôt, ce qui les a encouragé à poursuivre, donné confiance en soi, permis l'audace.
Négliger les jugements de mépris : ils ne visent qu'à empêcher de découvrir de nouvelles voies. Pourquoi s'empêcherait-on de faire quelque chose qu'on aime ? N'aurait-on le droit d'exercer un art que si l'on y excelle ?
Mais surtout, ne voit-on pas le vice logique à l'oeuvre ? Comment avoir un geste précis sans s'y être jamais exercé ? On voudrait être bon avant d'avoir commencé ?
La croyance en des élus désignés à leur naissance fait l'auto-empêchement castrateur, et la meute des petits loups enfantins aux dents dures n'est pas la dernière à faire rentrer dans le rang celui en qui elle n'aurait pas elle-même décelé les marques d'élection.

Il est vrai qu'il est frustrant de "ne pas y arriver", de ne voir sortir que du banal et de l'informe quand on espère la grâce.
Et cependant, il faut s'y mettre, avoir cette belle confiance sans preuve dont parle Alain : quand on s'y met et s'y exerce, le progrès vient ; on étend progressivement ses pouvoirs et le trait gagne en souplesse, en finesse, en justesse. Il n'en faut pas toujours beaucoup pour commencer à se faire plaisir...

Vaut pour tout art. J'aimerais retrouver ce passage d'Alain où il décrit celui qui ayant entendu une oeuvre pour piano, de Mozart peut-être, décide d'apprendre à en jouer, s'installe devant le clavier et s'épuise de déception de ne pouvoir effleurer la liberté et la hardiesse du jeu qu'il entendait, faisant se succéder des sons disjoints et désordonnés.
En attendant celui-ci, extrait des Propos sur l'éducation :

« Deux jugements faux dans tous nos essais. Nous pensons d’abord que la chose est très facile ; et après un premier essai, nous jugeons qu’elle est impossible. Ceux qui ont fait tourner un diabolo, jeu oublié, savent ce que c’est qu’une tentative ridicule et sans aucune espérance. Que dire du violon, du piano, du latin, de l’anglais ?

 

Le spectacle de ceux qui sont déjà avancés fortifie notre courage, mais presque aussitôt le ruine par une comparaison qui écrase. C’est pourquoi la curiosité, le premier élan, l’ardeur de tout commencement ne promettent pas beaucoup aux yeux du maître ; il sait trop que ces provisions seront promptement dévorées ; il attend même que le désespoir et la maladresse soient en raison de la première ambition, car il faut que toutes ces choses d’entrées soient enterrées et oubliées ; alors le travail commence. C’est pourquoi, si l’on travaille sans maître, les essais prennent fin juste au moment où le travail devrait commencer.

 

Le travail a des exigences étonnantes, et que l’on ne comprend jamais assez. Il ne souffre point que l’esprit considère des fins lointaines ; il veut toute l’attention. Le faucheur ne regarde pas au bout du champ.

 

(…) Car le désir [le désir de bien faire] vise trop loin, et gâte l’action présente en y mêlant celle qui suivra. Si exercé que soit le pianiste, il aura toujours autant de déceptions que d’ambition. (…)

 

Je veux expliquer par là que la patience consiste à se passer de preuves ; et l’épreuve, en tout son sens, signifie cela. Aussi le mot des impatients est-il toujours qu’ils ne retiennent rien, qu’ils ne font pas de progrès, que tout est difficile. Ce tour d’esprit n’est pas méprisable ; j’y vois du sérieux, une sévérité pour soi-même, une noble idée de la perfection ; mais ce sont des vertus prématurées. Il faut surmonter cette timidité orgueilleuse. »

 

Alain, propos sur l’éducation, Paris, PUF, 1969, propos VI p.17

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Commentaires
B
merci!
DelphSei - les riches heures
  • Des corps dansants, heureux ou fatigués, des gribouillis dans les marges des cahiers, sur des bouts de journaux, des photos, dessins au bic, crayon, encre ou brou de noix... Un peu de texte aussi : je vous le mets quand même ?
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